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Commentaire Littéraire de l'incipit du Père Goriot

Dagny, La maison Vauquer [Gravure], 1843

Incipit


Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu'il faudrait appeler l'odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d'une salle où l'on a dîné; elle pue le service, l'office, l'hospice. Peut-être pourrait-elle se décrire si l'on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes qu'y jettent les atmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux. Eh bien ! malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l'être un boudoir. Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd'hui, qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont des carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles d'assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une boîte à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s'y rencontre de ces meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucin qui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l'appétit, toutes encadrées en bois verni à filets dorés; un cartel en écaille incrustée de cuivre; un poêle vert, des quinquets d'Argand où la poussière se combine avec l'huile, une longue table couverte en toile cirée assez grasse pour qu'un facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de style, des chaises estropiées, de petits paillassons piteux en sparterie qui se déroule toujours sans se perdre jamais, puis des chaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites, dont le bois se carbonise. Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas.


« Le père Goriot » est un roman d’Honoré de Balzac publié en 1835 qui appartient à la fresque sociale de « La Comédie Humaine ». Cet ensemble a pour but de faire une peinture réaliste de la société française au XIXème siècle. Dès sa parution « Le Père Goriot » connaît un immense succès et occupe une place centrale dans l’œuvre de son auteur car il représente un modèle du réalisme balzacien. Dans le texte que nous allons étudier qui correspond à l’incipit, Balzac décrit la pension Vauquer où va se dérouler son roman et prépare le drame qui va se jouer. Dans quelle mesure cette description est réaliste et caractérise l’écriture balzacienne ? Dans un premier temps nous examinerons comment Balzac crée l’illusion du réel puis nous étudierons les convergences entre les hommes  et leur milieu rapportées avec beaucoup d'ironie.

Dans ce passage le narrateur veut « faire vrai » et nous fait visiter la pension à l’aide d’une description détaillée loin de toute idéalisation. Pour mieux pénétrer ce lieu, Balzac s’adresse à nos sens :
l’odorat tient une place importante mentionné dès la première ligne par la périphrase « odeur de pension » suivie du verbe « sent » et des noms « le renfermé, le moisi, le rance » (l 2). La gradation, l’hyperbole « pue » (l 3) ainsi que la répétition du pronom « elle » insiste sur le caractère intense et envahissant de l’odeur. Enfin « les atmosphères catarrhales » (l 5) provoquent le dégoût.
Vient le toucher avec la sensation de « froid » et « d’humidité » associée au verbe « pénètre » (l 2-3) pour exprimer sa nuisance puis « la crasse » (l 13), « les buffets gluants » (l 10), « la poussière se combine avec l’huile ». Une nouvelle gradation finissant par des termes péjoratifs amplifie le caractère insalubre des lieux. Le goût évoqué dans l’expression péjorative « un goût de salle où l’on a dîné » (l 3) indique l’écœurement suscité par l’odeur des restes de repas.
L’aspect visuel est rendu par des adjectifs imprécis « indistincte » (l 9) « ternies » « moiré » ( l 11) donnant l’impression d’une pièce où rien n’attire le regard.
Balzac décrit minutieusement la vaisselle, les bibelots et les meubles : buffet, table, chaises, chaufferettes, baromètre, un foisonnement de détails même insignifiants, accompagnés d’un nombre important d’adjectifs précis épithètes qui contribuent à rendre cette description objective. Il utilise des accumulations pour donner l’impression d’un fouillis.
Tout est précisé : les couleurs, l’origine, l’état, les matières. Il adopte même une démarche scientifique lorsqu’il écrit « sans nom dans la langue qu’il faudrait appeler l’odeur de pension » (l 1) ou encore « peut être pourrait-elle se décrire si l’on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires… vieux » (l4 à 6). L’odeur est considérée comme un produit chimique dont on doit trouver la formule.
Mais l’auteur ne peut s’empêcher d’intervenir et d’apporter une note d’ironie. Il interpelle le lecteur pour attirer son attention « Eh ! bien » (l 6) expression familière, utilise deux fois « vous » (l 7) et comme s’il s’agissait d’une visite guidée ajoute « vous y verriez » (l 15). L’oxymore « plates horreurs » (l 6) surprend le lecteur et introduit l’ironie du narrateur qui se poursuit par « salon » « élégant » (l 7) « parfumé » « boudoir » ( l 8) termes raffinés pour un lieu qui en est à l’opposé. Enfin l’ironie est à son comble dans la dernière phrase « une description qui retarderait trop l’intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas » probablement pour répondre aux critiques qui considéraient que la description freinait l’action. Cette longue description retarde certainement l’action mais elle permet au lecteur de comprendre le décor dans lequel se déroule le roman ce qui essentiel pour Balzac.

Car en effet si la description joue un rôle important pour créer l’illusion du réel, elle n’est pas qu’une simple photographie des lieux.
Il appartient au romancier de découvrir et d’interpréter le lien entre l’environnement et les personnages.
Balzac considère que le milieu dans lequel vivent les personnages est à leur image. Il adhère aux travaux du biologiste Geoffroy Saint-Hilaire et se passionne pour la théorie de la physiognomonie du pasteur suisse Lavater et écrit dans l’avant propos de la Comédie humaine que « l’animal a peu de mobilier, il n’a ni arts, ni sciences ; tandis que l’homme par une loi qui est à rechercher, tend à représenter ses mœurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il approprie à ses besoins »
Ainsi la pension Vauquer sera le reflet de ses occupants. La dégradation des meubles annonce l’état des pensionnaires, les adjectifs employés « proscrits » (l 14) peut être une allusion à Vautrin un personnage trouble, « exécrables » (l 16) « estropiées « (l 20) « misérables » (l 21) s’appliquent généralement pour décrire des hommes. La métaphore filée se poursuit par une accumulation d’adjectifs en gradation ascendante « crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant » (l 23). Le mobilier est personnalisé et assimilé à des personnes moribondes. Le mot « hospice » (l 4) associé à « débris de civilisation aux Incurables » fait état d’une grande misère et d’une fin de vie.
Enfin la saleté et l’humidité suggèrent l’avarice de Mme Vauquer qui ne nettoie pas les lieux et ne chauffe que rarement.

La plupart des romans d’Honoré de Balzac commence par une description. Il veut donner au lecteur tous les détails pour présenter un tableau réel, le faire pénétrer dans l’univers de son roman car il connaît l’importance des vêtements, des meubles et des objets et sa description peut être considérée comme réaliste. Mais il ne s’agit pas seulement de peindre, l’essentiel pour lui est d’interpréter, d’aller au delà de la description objective pour laisser libre cours à son imagination créatrice.

Bibliographie

Auteurs français : Honoré de Balzac [en ligne], Skayem, Hady C. Espace Français, 2012 [Consulté le 22 Avril 2018], disponible sur http://www.espacefrancais.com/honore-de-balzac/
Balzac, Honoré - Avant-propos de la Comédie Humaine – Béchet, juillet 1842 (Etude des mœurs)
Le GIRB [En ligne] Ebguy Jacques-David 2016, [Consulté le 15 avril 2018], Groupe International de Recherches Balzaciennes, Disponible sur www.maisondebalzac.paris.fr  
Romain Médiaclasse.fr, Balzac, Le Père Goriot - Résumé analyse de l'oeuvre complète, [Vidéo Youtube], 04/09/15 [Consulté le 10 Avril 2018] disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=59bsBUAlWdc

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Contexte historique et culturel

Honoré de Balzac et ses personnages Le courant littéraire dominant au moment de la parution du Père Goriot est le réalisme qui donne au roman la fonction d’être le plus proche possible de la réalité. Balzac commence son roman en 1834 quand la France connaît à nouveau une monarchie : celle de Louis-Philippe. Cette monarchie parlementaire est soutenue par l’ancienne noblesse et les pays d’Europe. Mais une grande incertitude politique règne dans le pays divisé entre les bonapartistes, les légitimistes qui refusent un roi de la famille d’Orléans, et les républicains. La jeunesse ne trouve aucune raison de s’enthousiasmer et regrette le temps de l’Empereur. De nombreux changements économiques et sociaux interviennent et créent un malaise que Balzac nomme « l’école du désenchantement ». Dans ce contexte, il dresse une critique acerbe de la société, montre la misère opposée à une grande richesse de certaines familles mais surtout une société où les personnes sont des individualistes

Le Père Goriot: un résumé

Hulant,  Le Père Goriot [Gravure sur bois] Furne, 1843 Le père Goriot qui a fait fortune dans le commerce du vermicelle et des pâtes d'Italie se retire des affaires afin de permettre à ses filles Delphine et Anastasie, de faire un brillant mariage. Il a un capital de deux millions dont il ne se réserve que dix mille francs de rente. Delphine et Anastasie peuvent choisir un mari ; l'une un baron, et l'autre un comte. Ses filles ayant sans cesse besoin d’argent, la rente du père Goriot s’épuise, le contraint à quitter son quartier élégant, son logement cossu et à vendre ses beaux meubles pour prendre une chambre dans une pauvre pension de famille. Petit à petit au fur et à mesure que l’argent s’amenuise et que le père vend tous ses biens les filles et les gendres l’abandonnent. Dans la pension Vauquer, il rencontre plusieurs pensionnaires dont un jeune homme venu à Paris pour faire fortune Eugène Rastignac qui sur les conseils de sa tante et d’un autre pensionnaire